Tribune par la philosophe Joëlle Zask, autrice de L’art au grand air (Premier Parallèle, 2025), parue dans le journal La Croix le 6 mars 2025.
Face aux récentes coupes budgétaires et aux polémiques sur l’évolution du passe culture, le monde culturel ne cache plus son inquiétude. Pour la philosophe Joëlle Zask, qui s’interroge sur ce que devrait être la politique culturelle d’une démocratie comme la nôtre, la volonté politique vis-à-vis du secteur s’estompe.
L’état des relations entre culture et politique est très paradoxal. Tandis que les gouvernements les plus autoritaires enserrent d’une main de fer les phénomènes culturels des pays qu’ils dominent, les gouvernements des démocraties libérales s’en détournent, les méprisent ou en minorent l’importance, limitent les investissements, coupent les subventions et tendent à remplacer la vie culturelle par une forme de gestion administrative qui dénature les relations entre les pourvoyeurs de culture, c’est-à-dire chacun d’entre nous, et les publics ; dérégulation, privatisation, d’un côté, expertise technocratique à des fins de prétendue rationalisation, de contrôle et d’économie de l’autre – ce dont nous souffrons beaucoup par exemple dans nos universités.
Il faudrait donc se poser la question suivante : quelle est la nature d’une politique culturelle spécifiquement démocratique ? Entre le laissez-faire au nom de la liberté d’entreprendre et le contrôle gestionnaire par mimétisme avec des politiques culturelles musclées, où trouver un juste milieu ?
Une libre participation
Culture rime avec liberté. Il ne faut pas l’oublier. Plusieurs verbes se bousculent : se cultiver, c’est-à-dire accéder à la haute culture dont l’énoncé dépend des autorités ; s’acculturer est embrasser une culture étrangère, et s’enculturer, le terme le plus objectif et universel (celui que je retiens ici) est acquérir la culture de son milieu de naissance, puis d’enfance et de vie. Or cette acquisition est une libre participation : la culture ne se déverse pas dans l’individu comme un liquide dans un tonneau vide, elle ne s’imprime pas dans le cerveau comme de l’encre sur des tablettes vides ; elle « nous » arrive par l’intermédiaire de divers processus concomitants qui nous engagent et nous mobilisent à 100 % : apprendre des autres, s’ajuster, s’entraîner, découvrir des usages, individualiser (et non « approprier ») ce dont on hérite.
Ainsi en va-t-il, c’est une évidence, de la ou des langues maternelles : apprendre à parler suppose un va-et-vient complexe entre ces divers processus entremêlés, au cours desquelles le locuteur développe « sa » manière de parler et, en même temps, sa personnalité. On devient qui on devient par l’intermédiaire des usages des biens, ressources, opportunités, que notre environnement met à notre disposition. Plus ce dernier est riche, mieux ça vaut. L’individualisation (qu’on l’appelle développement personnel, épanouissement, actualisation de notre potentiel, peu importe) est donc un processus conjointement social et individuel.
Ce que devrait être une politique culturelle adéquate s’en déduit : répartir égalitairement les opportunités de libre expérience de chacun. Or, et c’est un point important, ces opportunités varient dans le temps et l’espace. À l’instar d’une langue, elles ont une face sociale, collective ou commune, et une face personnelle (le personnel étant ce que l’individu de lui-même et par lui-même fait de son héritage social) : côté social, l’accès à la libre information que je réclame suppose l’internet, et non plus le crieur public itinérant qui portait les nouvelles de localité en localité.
Et côté individuel, m’informer signifie que je forge par moi-même mon opinion à partir des éléments que je sélectionne. Autrement dit, l’enculturation qui repose sur l’expérience personnelle (ou l’usage) d’une chose commune suppose aussi que les objets proposés par une politique de répartition donnée soient à la fois socialement signifiants et adaptables aux besoins ou aux désirs de chacun.
Des individus à la masse
Or ils ne le sont pas dans l’absolu. Personne n’en possède la science infuse. Personne ne sait mieux que moi ce qui est bon pour moi, autrement dit ce dont je peux faire une expérience qui me grandisse. Une bonne politique culturelle mobilise donc la consultation d’autrui, l’enquête, la rencontre, l’échange et le partage et s’oriente en fonction. La participation culturelle est inclusive et, réciproquement, la culture n’est rien d’autre que l’ensemble des dispositions matérielles et spirituelles dont l’usage permet aux usagers de devenir les membres pleinement actifs d’une société donnée.
Le despotisme culturel fait tout l’inverse. Au lieu de valoriser la pluralité des usages, il vise à les uniformiser. Au lieu d’inviter et de proposer, il impose. Au lieu d’opter pour des mécanismes de large diffusion des phénomènes culturels, il les accapare. Face au despotisme culturel, le public, c’est-à-dire la communauté que forment des individus bien individualisés, reflue au profit de la foule ou même de la masse, c’est-à-dire de cet agrégat d’individus qui ont les mêmes réactions et le même comportement alors même qu’ils ne communiquent pas entre eux.
Aujourd’hui, les tensions sont au plus haut : d’un côté artistes, musiciens, dramaturges, responsables de lieu, associations développent des actions qui prennent acte des publics existants et visent à en produire de nouveaux. Ils sont au cœur de démarches très ouvertes et extrêmement novatrices. Mais d’un autre côté, les politiques culturelles les plus puissantes tendent à la centralisation. Loin d’être tournées vers les publics et les individus qui le composent, elles quantifient, massifient, financiarisent. Bref, elles tendent à dépersonnaliser le rapport à l’art et à la culture tout en engrangeant le capital symbolique d’une culture qui a les moyens de se proclamer dominante. On ne peut donc que se demander qui, du despotisme culturel ou de la culture démocratique, gagnera la bataille, et faire au mieux pour que la seconde l’emporte largement.