PERIPLES MACHÉS
GILBERT DESCOSSY




“Lundi 23 septembre 1985, c’est l’automne, j’ai 39 ans, 5 mois et 11 jours, et j’ai décidé de commencer une oeuvre qui, je le souhaite, s’achèvera le jour de ma mort.
Quotidiennement, où que je sois, je réaliserai une sculpture buccale en chewing-gum.
Seul un cas de force majeure pourrait me faire rompre ce contrat.
Quotidiennement seront notés à la plume et à l’encre,
- l’heure de la mastication
- l’heure de la naissance de la sculpture
- la date du vernissage de la sculpture
- les évènements personnels qui marqueront cette journée
- les évènements du monde qui attireront mon attention.”

 
Gilbert Descossy, contrat de travail, 23/9/1985




Il est entendu que chaque oeuvre d’art, pour autant qu’elle mérite ce qualificatif, travaille dans et avec le temps. Aussi depuis des milliers de jours, Gilbert Descossy pratique un bien étrange rituel de mastication où la forme comme le texte se salivent, se fixent, se cristallisent.

Cependant cette remarque liminaire n’a de pertinence ici qu’à se décliner sur des modes diversifiés : certes l’action de mâcher - comme celle de peindre - est une première mesure, celle du faire, mais on peut à loisir prendre le temps du texte, du lien texte/sculpture, enfin le temps du volume lui-même, minutes passées dans la chambre noire de la bouche, tourné, délié, étiré, puis découvert, séché, vernissé et scénographié dans son écrin spécifique - en une véritable mise en abîme de l’acte d’exposer.

Ce faisant, le travail de Gilbert Descossy déplace les contraintes habituellement assignées à la réalisation de l’oeuvre : l’atelier cède sa place à la marche - décidée ou nonchalante, l’unité supposée du travail cède son uniformité aux courants nomades qui fourmillent aux pieds de l’artiste. La référence quotidienne, tout comme la mastication elle-même, ne devancent en rien un ouvrage fixé préalablement : elles se contentent de filer sur une ligne de temps qui est aussi une ligne de partage - une mise en regard de faits collectifs et/ou intimes.

Si “Toute pensée véritable se fait dans la bouche” (Tristan Tzara), alors Descossy est au plus près d’une pensée en acte qui travaille les flux et les intensités du désir lui-même, sans crainte des échecs, contradictions, retours et réfutations. Il égrène ces petites choses, comme soustraites à la nécessité de la consistance, évoquant au fil des jours un lexique décalé, glissant et papillonnant, vérifiant au passage que les mots ne servent à rien quand on a pas de parole propre.

Les choix de signes-motifs sont là pour affirmer ces passages, entre constat brusque, humour et indécence : 
- sculpter dans le noir buccal une dent (comble contrasté de ce qui s’y trouve !)
- sculpter dans cette même chambre obscure le portrait de son propre père et - psychanalystes s’abstenir - littéralement, en accoucher par rejet, comme en négatif
- sculpter un sexe masculin en érection ou au repos (comble de l’onanisme artistique ?)
- sculpter dans le lieu de la parole qu’est la bouche le mot Allah (et ainsi proférer autrement, dire sans qu’une parole ne s’entende, ou encore dire dans le temps de la forme et non pas énoncer sans réflexion ou travail - tant on peut vérifier aujourd’hui que mal nommer les choses est ajouter au malheur du monde).

On constatera à ce sujet que ces dérives mâchées entretiennent de bien curieux parallélismes, telle la proximité formelle du mot Allah (en arabe) avec quelques organes physiques internes, ou encore ces petits cailloux, résonances minimalistes entre points et taches, motifs et boutons. Les cadres-écrins qui contiennent les sculptures buccales témoignent également de ces effets de ruptures, en modifiant leur format, en s’ouvrant (laissant libre accès au journal de l’artiste), voire en disparaissant au profit d’autres contenants (boîtes d’allumettes, objets trouvés, coquillages).

De passages en césures, en constante recherche de représentations, l’oeuvre de Descossy déplie son théâtre élastique - en un redoublement sensible des errances géographiques de son auteur : France, Espagne, Tunisie, Maroc, Mauritanie... L’artiste n’a pas plus de valises que d’attaches[1], permanent arpenteur, il sait se montrer digne d’une oeuvre sans destinataire ni destination, c’est-à-dire accepter l’état de déliaison comme partie prenante de son activité (le contraire, en somme, d’une pratique domestiquée).

Le chewing-gum revêt ainsi une part plus métaphysique[2] que physique, en érigeant dans une part d’ombre quelques figures batifolantes mais rationnelles, en affirmant par le dérisoire d’une amulette la surprise réelle et bien vivante d’un temps retrouvé, en tentant in fine d’épaissir une vie pratique d’une dimension existentielle : “ Ce grand livre d’oeuvres mâchées se parle à lui-même, renaît pour s’étonner de traverser encore un autre jour de vie en compagnie des idoles muettes de la mort”[3].

Renaissances successives de son auteur, les pièces-temps de la vraie vie de Descossy continuent, inlassablement, de scander les périples formels d’un territoire inachevable, à mille lieux de tout effet productiviste ne visant rien d’autre que l’accroissement des manques.

Eric Laniol
 

[1] Sans adresse fixe, l’artiste vit aujourd’hui entre Nouakchott et Tunis ; ses travaux en nombre considérable depuis 1985 ( 3500 sculptures ) ont brûlé dans l’incendie de son garde-meuble ( faisant office de réserve ) en septembre 2000. De ces cendres douloureuses l’artiste a peu parlé, préférant se lancer sur de nouvelles routes africaines, en artiste-missionnaire... affaire à suivre
[2] Il est ridicule de reprocher au chewing-gum de porter atteinte au goût de la métaphysique (...) il s’agit d’expliquer que le chewing-gum, loin de nuire à la métaphysique, est lui-même métaphysique”, Horkheimer, cité par Jean-Pierre Rehm, in Jean-Luc Moulène, Hazan, 2002
[3] Alain Macaire, Gilbert Descossy, Le voyage, 10 ans déjà, dépliant, Galerie Mercuri, 1995




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